Lorsque Charles Darwin publia sa théorie de l’origine des espèces en 1859, il avait cinquante ans et était un savant reconnu. Mais cela faisait vingt-quatre ans qu’il méditait sa théorie en solitaire. C’est comme jeune naturaliste de 26 ans qu’il avait fait une première rencontre décisive avec l’évolution. Parti de Plymouth depuis 42 mois à bord du navire Beagle, il accompagnait une mission d’exploration géographique et avait longuement étudié les faunes d’Amérique du Sud. Le navire accosta aux Galapagos, archipel isolé du Pacifique est. Le vice-gouverneur Lawson s’y vantait de pouvoir dire de quelle île venait toute tortue qu’on lui amenait d’un point de l’archipel. Darwin ne pouvait y croire. Ces propos contredisaient l’essence du naturalisme. Au début du 19ème siècle, la biologie reposait sur l’idée de nécessité. On pensait que toutes les espèces avaient une utilité dans l’économie naturelle, et que leurs caractères étaient une adaptation à leur place dans la machine du monde. Ces espèces étaient rescapées d’antiques déluges et avaient peuplé la terre à partir de centres de création. Pourquoi le Créateur aurait-il mis tant d’espèces dans cet espace perdu du globe? Mais Darwin allait bientôt vérifier lui-même le « fait merveilleux ». Ces îles distantes de seulement 50 à 60 miles les unes des autres avaient le même climat, les mêmes roches et la même altitude. Pourtant, leur flore et leur faune étaient extravagantes. Qu’il s’agisse d’oiseaux, de tortues ou de plantes, elles hébergeaient une profusion d’espèces différentes de celles du continent et différentes d’une île à l’autre.
Darwin venait de découvrir une caractéristique des îles océaniques. Comparées aux peuplements des continents, de nombreuses espèces semblent y manquer, notamment celles de grande taille, les prédatrices et les organismes ayant peu de chance d’être accidentellement transportés sur l’océan. Les îles volcaniques qui surgissent au milieu de la mer sont d’abord vierges de vie. Puis quelques groupes les atteignent, s’y multiplient, engendrent des espèces dites endémiques occupant les nombreuses niches écologiques laissées vacantes. Tel colonisateur devient dominant dans tel archipel. Ainsi, on rencontre aux Galapagos les oiseaux du genre sud-américain Geospiza. Il y a éclaté en une multitude d’espèces (les « pinsons de Darwin ») très différentes entre elles par leur anatomie et leurs adaptations. Le fractionnement du milieu insulaire favorise la multiplication des espèces. C’est l’une des clés de la compréhension de la spéciation, mécanisme de l’origine des espèces. Même s’il est l’un des plus célèbres, le cas de la spéciation des pinsons est loin d’être unique. On retrouve par exemple ce phénomène chez une autre sous-famille, les drépanis des îles Hawaï.
L’archipel d’Hawaï est un archipel comprenant dix-neuf îles et atolls principaux, de nombreux îlots et des monts sous-marins. L’archipel est nommé d’après sa plus grande île et s’étend sur 2 400 km entre l’île d’Hawaï au sud et l’atoll de Kure au nord. Il représente les parties émergées d’une vaste chaîne de montagnes sous-marine, la chaîne sous-marine Hawaï-Empereur, formée par l’activité volcanique sur un point chaud du manteau terrestre, le point chaud d’Hawaï, aussi appelé hot spot. Certains oiseaux d’Hawai sont une merveille d’évolution. Il y a des millions d’années, quelques pinsons sont arrivé sur les îles hawaiennes et ont alors commencé à se diversifier, profitant des niches écologiques. Ces oiseaux colorés se sont transformés et éloignés tant par leur mode de vie que par leur apparence, à un tel point que les scientifiques modernes mirent du temps à comprendre qu’ils dérivaient de la même espèce. Les drépanis d’Hawaï sont d’étonnants oiseaux. A partir d’une espèce nord-américaine ayant atteint les îles Hawaï voici des milliers d’années, au moins 22 autres espèces sont apparues. Elles ont adapté leur régime alimentaire en fonction des ressources localement disponibles. La plupart des drépanis vivaient dans les secteurs les plus inaccessibles des forêts hawaïennes. Ils y trouvaient le nectar et les insectes, ou les graines, selon leurs besoins. De nos jours, nombre d’entre eux sont confrontés à la disparition rapide de leur habitat. Le pinson palila, par exemple, dépend de l’arbre « mamane » pour sa subsistance. autrefois, cet oiseau se trouvait sur toutes les îles ; il est à présent confiné à un unique versant de Mauna Kea, en raison de la disparition des milieux convenables. Si la déforestation ne cesse, d’autres espèces sont également appelées à disparaître.
Une nouvelle étude semble tirer la sonnette d’alarme, car la situation ne semble pas s’arranger: certaines espèces pourraient disparaître en une seule décennie. Plus de 90% de la population des Amakihi d’Hawai aurai disparu en l’espace de 25 ans. Les amakihis de Kauai, aussi appelés amakihis de Stejnager, fréquentent les forêts humides mixtes d’O’hias et d’Acacias koas. On les trouve aussi dans les forêts tempérées qui sont envahies par des plantes introduites, dans les parcelles qui sont assez largement composées de bananiers. Autrefois, les amakihis de Kauai pouvaient être observés dans tous les types de forêts indigènes. D’autres études mettent en évidence l’augmentation des cas de maladies chez ces oiseaux. Le changement climatique serai une nouvelle fois mis en cause: les moustiques sont des vecteurs de paludisme aviaire et seraient favorisés par l’élévation des températures dans les forets d’altitude qui étaient autrefois des refuges épargnés par ce fléau. Mais même sans maladies, les oiseaux endémiques devrons toujours faire face à d’autres menaces comme la destruction de leur habitat, l’introduction d’espèces prédatrices et la compétition contre des espèces non-natives. L’extinction d’espèces endémiques signifie toujours la perte d’une opportunité d’étudier et de comprendre un exemple d’évolution adaptative, théorie chère à Darwin.